Les rapports entre les pensées de John Stuart Mill et d'Auguste Comte, et le jeu complexe de leurs influences réciproques, ont été maintes fois analysés1. L'importance des deux auteurs le justifie pleinement. Les Principles of Political Economy de Mill, publiés pour la première fois en 1848 puis réédités six fois jusqu'en 1871, ont exercé une influence considérable au 19e siècle au point de constituer alors l'ouvrage économique de référence (De Marchi 1974). Au-delà de l'économie politique, l'influence de Mill fut considérable en philosophie politique, éthique, logique, épistémologie, etc. Selon Henry Sidgwick, « à partir de 1860-65, il domina l'Angleterre dans le domaine de la pensée comme très peu d'hommes avant lui » (Sidgwick 1873, 193). De son côté, Auguste Comte est l'inventeur du positivisme dont l'influence fut très importante aux débuts de la Troisième République. A cette époque, « en France, le monde intellectuel apparaît comme hanté par l'ombre de Comte » (Bourdeau 1999, 4).
Dans la correspondance qu'ils entretiennent entre 1841 et 1847, les deux penseurs expriment des désaccords croissants tant dans le domaine politique que dans celui de l'épistémologie des sciences sociales. Dès la deuxième édition du System of Logic, en 1846, Mill supprime ou modifie une cinquantaine de références élogieuses à Comte2. Il publie en outre, en 1865, Auguste Comte and positivism dont la seconde partie consiste en une vive critique du Système de politique positive.
Si l'évolution de la position de Mill vis-à-vis du positivisme a fait l'objet de plusieurs études, il nous semble toutefois que deux points essentiels de sa lecture de Comte ont été trop peu soulignés. D'une part, les jugements de Mill sur l'œuvre de Comte éclairent son attitude à l'égard de l'historicité des phénomènes sociaux. D'autre part, les critiques formulées par Mill dès sa première lecture des textes de Comte permettent de mieux comprendre la façon dont il articule les notions d'utilité et de liberté, en particulier dans On Liberty, ouvrage publié en 1859 contre les « projets liberticides des réformateurs », ceux de « Comte en particulier ». Nous montrerons que dans ces deux domaines, l'opinion de Mill demeure remarquablement stable. Si la tonalité de ses propos sur Comte varie au fil du temps, leur contenu demeure fondamentalement inchangé.
Pour le montrer, nous décrirons d'abord de façon chronologique comment Mill en vint à lire Comte, à entretenir une correspondance avec lui et à exprimer son opinion au sujet de son œuvre. Nous commencerons ainsi à démêler l'écheveau de la relation intellectuelle entre les deux auteurs (section 1). Nous reviendrons ensuite sur le rôle dévolu par Mill et Comte à l'histoire dans la méthodologie des sciences sociales (section 2), afin de mieux cerner les effets de l'influence comtienne sur l'œuvre de Mill (section 3). Nous verrons enfin comment Mill développa son analyse de la philosophie morale et politique de Comte, et comment le libéralisme de Mill est en partie construit sur son opposition aux idées de Comte (section 4).
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