La question des liens entre bonheur et richesse a suscité de nombreuses recherches à la suite du paradoxe d'Easterlin (1974) et la naissance d'un nouveau domaine, l'économie du bonheur : que l'on doive prendre en compte des critères qualitatifs plutôt que purement quantitatifs pour évaluer des situations sociales et même guider des décisions publiques semble aujourd'hui assez largement admis ; que la focalisation sur la croissance du PIB – c'est-à-dire de la richesse créée – rencontre de sérieuses limites, également. C'est dans le cadre de ces constats qu'un regain d'intérêt pour la pensée de Jeremy Bentham (1748-1832) a pu être observé. Fondateur de la philosophie utilitariste, il a en effet placé le bonheur au centre de son analyse ; contemporain des économistes classiques (Adam Smith et David Ricardo en particulier), et auteur de nombreux écrits économiques, sa philosophie constituerait le fondement de la théorie microéconomique, voire de la première théorie du bien-être. Sans questionner ici ces représentations, l'étude des liens qu'établit Bentham entre richesse et bonheur est intéressante à deux titres au moins. D'une part, elle permet de montrer la manière dont, au XXème siècle, ce que l'on appelait l'"économie politique" était analysée en relation avec des préoccupations extérieures à l'économie (et notamment morales) qui ont, par la suite, peu à peu disparues ; d'aure part, elle conduit à réévaluer l'utilitarisme des origines - celui de Bentham - et ses rapports à la théorie économique.
Lorsqu'il évoque les liens entre bonheur et richesse, Bentham soulève deux types de question. La première concerne l'individu et peut se résumer ainsi : un individu plus riche est-il nécessairement plus heureux ? La seconde se situe à un niveau macroéconomique : d'un point de vue collectif, la masse de bonheur dans une société est-elle plus importante si sa richesse est plus grande ? Le lien entre les deux questions peut sembler évident : si l'on se situe dans une logique agrégative, où le collectif est vu comme la somme des éléments qui le composent, passer de la dimension individuelle à celle de la société dans son ensemble semble pouvoir se faire aisément. En réalité, pour Bentham, il n'en est rien : il distingue les deux questions et évoque de nombreuses situations dans lesquelles l'augmentation de la richesse ou du bonheur de l'un se fait au détriment de celle de l'ensemble des autres individus. En mettant ce problème de cohérence de côté, on montrera que tant au niveau collectif (I) qu'au niveau individuel (II), l'augmentation de la richesse ne conduit pas forcément à un accroissement du bonheur. Mais les raisons à ces divergences ne sont pas les mêmes, selon le niveau auquel on se place.
- Poster