Edward Hastings Chamberlin avant Harvard : les prémisses de la concurrence monopolistique
Thibault Guicherd  1@  
1 : TRIANGLE UMR 5206
Université Lumière - Lyon II

Contrairement à l'ouvrage de Joan V. Robinson (The Economics of Imperfect Competition, 1933), auquel il est souvent associé, la théorie développée dans The Theory of Monopolistic Competition (1933), par Edward Hastings Chamberlin (1899-1967) ne semble pas puiser ses racines théoriques dans le débat post-marshallien des rendements croissants et de la firme représentative. En effet, bien avant la première édition de son ouvrage The Theory of Monopolistic Competition (1933), directement adaptée de sa thèse de doctorat éponyme, préparée sous la direction d'A. Young et soutenue en 1927, Chamberlin semblait déjà avoir formulé plusieurs notions fondamentales pour sa future théorie.

La consultation des archives personnelles et des manuscrits de l'auteur nous a permis de mettre à jour un essai daté de 1922, intitulé "Some aspects of railroad rates" et rédigé avant qu'il n'entre à l'Université de Harvard. L'article analyse le contenu de ce texte afin de saisir, d'une part quelles ont pu être ses principales influences à cette époque et d'autre part d'identifier quelles étaient ses idées originales et comment elles ont pu orienter sa future théorie.

Tout d'abord, nous étudierons le contexte d'écriture de l'essai "Some aspects of railroad rates". Nous nous pencherons sur les théories défendues par les professeurs de l'Université du Michigan qui enseignaient au jeune Chamberlin, à savoir Fred M. Taylor (1855-1932) et I. Léo Sharfman (1886-1969), respectivement sur la question de la concurrence et sur la tarification des chemins de fer. Nous montrerons que les thèses soutenues par ces deux professeurs n'ont pas eu d'impact appréciable sur lui.

Nous aborderons ensuite brièvement la controverse Taussig-Pigou dans laquelle ont confronté leurs points de vue afin de savoir si les politiques de tarifications des chemins de fer résultaient, respectivement, de la nature jointe des coûts ou de la position de monopole dont jouit l'exploitant. De l'aveu de Chamberlin lui-même, c'est en essayant de trouver une issue à ce débat qu'il a entrepris l'écriture de son essai de 1922 afin de formuler une "troisième voie".

Enfin, l'étude approfondie de cet essai montrera plus en détail comment l'auteur arrive aux embryons de notions importantes, telles que la "concurrence pure" et la "concurrence parfaite", ou le fait de dissocier la structure d'un marché de ses hypothèses de flexibilité, mobilité, perfection de l'information. Egalement, nous trouvons dans ce court essai les premières intuitions de Chamberlin sur la manière d'aborder les relations stratégiques entre concurrents. Ceux-ci, reconnaissant leur interdépendance, peuvent aboutir, par collusion tacite, à un prix de monopole, contrairement au résultat d'indétermination largement accepté d'Edgeworth et préfigurant sa théorie de la valeur en oligopole.

Finalement, l'étude de cet essai ainsi que son contexte nous aide à mieux comprendre la manière dont la concurrence monopolistique a pu germer dans l'esprit de Chamberlin et de déterminer quelles notions ont été effectivement fondatrices. Cela nous permet, outre d'en savoir plus sur la théorie elle-même, de nuancer et d'approfondir la littérature secondaire portant sur le sujet qui survole, quand elle n'ignore pas, l'importance de la controverse Taussig-Pigou et des questions des interactions stratégiques en oligopole.


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